Alain Juppé sera-t-il le Talleyrand de Sarkozy?

Le 27 février 2011

Nommé en remplacement de Michèle Alliot-Marie aux Affaires étrangères, Alain Juppé est un connaisseur du poste. Cela suffira-t-il à réveiller la diplomatie française?

Sur France Inter le 24 février, Alain Juppé a anticipé le remaniement dominical que vient d’annoncer Nicolas Sarkozy. S’exprimant sur la situation en Libye, le ministre de la Défense a souhaité “de tout coeur que Kadhafi vive ses derniers moments de chef d’Etat”, en ajoutant que “ce qu’il a décidé de faire, c’est à dire tirer à l’arme lourde sur sa population, est naturellement inacceptable”. En confisquant le bâton de la parole, le maire de Bordeaux sort à peine du cadre de ses prérogatives. Lors du dernier lifting gouvernemental au mois de novembre, deux ministres d’Etat avaient été positionnés au sommet du protocole: MAM aux Affaires étrangères, et Alain Juppé à la Défense.

Prise en flagrant délit de mensonge sur le plateau du journal de 20 heures de France 2, sommée de s’expliquer sur ses amitiés tunisiennes, chahutée dans l’hémicycle du palais Bourbon, et finalement éclaboussée par les intérêts libyens de son concubin Patrick Ollier, Michèle Alliot-Marie a fini par épuiser son crédit. A l’heure où la diplomatie française se dilue dans ses tâtonnements, érodée par l’épisode Boris Boillon et les guéguerres anonymes dans la presse, Alain Juppé peut-il être l’homme de la situation? Surtout, l’ancien ministre des Affaires étrangères (de 1993 à 1995) peut-il s’affranchir du joug élyséen en la matière, dans un contexte “révolutionnaire” difficile?

Jusqu’ici, la politique étrangère de la France était l’apanage d’Henri Guaino, le conseiller spécial du président, qui n’hésitait pas à la phagocyter, comme à Dakar en juillet 2007. Le retour aux affaires d’Alain Juppé pourrait marquer le début d’une collaboration plus bicéphale, dans laquelle le ministre garde la main sur ses dossiers. Pas sûr que le vaisseau amiral change de cap pour autant. A l’occasion de son retour au gouvernement à la fin de l’année dernière, Mediapart pointait soulignait les critiques formulées par l’ancien Premier ministre (sur le calendrier des réformes notamment), tout en évoquant les “gages de confiance” qu’il a offert à Nicolas Sarkozy.

Livre blanc de la politique étrangère

A l’été 2007, à peine entré en fonction (alors même que Juppé venait d’abandonner son poste de ministre de l’Ecologie), Nicolas Sarkozy sollicite Alain Juppé et Louis Schweitzer pour coordonner la rédaction d’un livre blanc “sur la politique étrangère et européenne de la France”, branche diplomatique d’un trident complété par le livre blanc sur la défense et la fameuse révision générale des politiques publiques (RGPP). Le but? Définir “les missions prioritaires assignées à notre appareil diplomatique dans le contexte d’un monde en pleine évolution” et – en substance – auditer les ressources logistiques du Quai d’Orsay pour bénéficier d’un horizon dégagé jusqu’à 2020. A la lecture du chapitre sur la rive sud de la Méditerranée, il apparaît de manière criante que la diplomatie française n’est pas (n’est plus?) celle de la prophylaxie:

La stabilité de l’Afrique du Nord, et tout particulièrement du Maghreb, sont d’une importance particulière pour l’Europe et la France, en raison de notre proximité et des liens étroits tissés de part et d’autre de la Méditerranée, historiques ou culturels, mais aussi politiques et économiques. Or, cette région connaît une évolution contrastée, avec : une transition démographique en cours, mais une forte pression migratoire venue d’Afrique subsaharienne; un dynamisme économique inégal, mais de forts déséquilibres sociaux (notamment en termes d’emploi) ; un risque terroriste persistant et sans doute plus internationalisé (qu’illustre le rôle d’”Al Qaïda au Maghreb islamique”). A long terme, la réforme politique, la capacité à anticiper sur la dégradation environnementale, le développement de l’éducation, l’amélioration de la gestion du développement urbain seront des facteurs importants de l’évolution de cette sous-région.

Renforcé par les crises yougoslave et rwandaise

Incapable de prévenir les soulèvements successifs en Tunisie, en Egypte ou en Libye, empêtré dans une communication erratique, le ministère des Affaires étrangères peut-il retrouver une voix, éteinte dans des bruits de bouche à peine audibles? Lorsqu’il était en poste, Alain Juppé a prouvé qu’il savait mener la barge diplomatique au milieu des chevaux de frise, et les deux crises qu’il a traversé l’ont globalement renforcé. Vis-à-vis du Rwanda, d’abord, il reste cohérent, alors que l’Etat est placé sur le banc des accusés. Il est l’un des premiers à militer pour une intervention de l’ONU, et pour une implication de la France. En 2004, à l’occasion de la dixième commémoration du génocide, il s’emporte (avec Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense) contre ceux qui cherchent à “culpabiliser” la France. Plus récemment, il apporte son soutien au général Lafourcade, commandant de l’opération Turquoise, en égratignant “ceux qui tentent de réécrire l’histoire”. Dans une tribune parue en mai 2010, soucieux de rétablir les relations entre Paris et Kigali, il rappelle aussi qu’il est l’un des premiers à avoir utilisé le terme de “génocide”:

Ce que je sais aussi, c’est que loin de se taire sur ce qui s’est alors passé au Rwanda, le gouvernement français a, par ma voix, solennellement dénoncé le génocide dont des centaines de milliers de Tutsis étaient les victimes. Je l’ai dit le 15 mai 1994 à l’issue de la réunion du Conseil des Ministres de l’Union Européenne à Bruxelles, et de nouveau le 18 mai à l’Assemblée Nationale au cours de la séance des questions d’actualité.

Face à la guerre en Yougoslavie, ensuite, “le meilleur d’entre nous” contribue aux accords de Dayton, en harmonisant les positions des pays européens, des Etats-Unis et de la Russie. Lors de la conférence de paix sur l’ex-Yougoslavie organisée à Paris en décembre 1995, Jacques Chirac loue son travail. Entre temps, Juppé est devenu Premier ministre.

Mais c’est finalement un dernier épisode qui pourrait éclairer de la meilleure des façons le défi qui attend le transfuge gaulliste. En octobre 1993, le vice-premier ministre irakien, Tarek Aziz, est hospitalisé en France. A l’époque, dans le bouillant climat postérieur à la Guerre du Golfe, le ministre des Affaires étrangères calme le jeu. Deux ans plus tard, le même Tarek Aziz est reçu par le même Alain Juppé, et ils décrètent ensemble l’ouverture d’une section d’intérêt français à Bagdad, s’attirant les foudres de Londres et de Washington. “Le problème n’est pas de savoir si on parle avec les Irakiens, c’est de savoir ce qu’on leur dit”, oppose alors le président François Mitterrand. En 2011, c’est probablement la devise qui est inscrite au frontispice du Quai d’Orsay.

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Crédits photo: Flickr CC fondapol, c a r a m e l

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