Les journalistes écrivent-ils pour Google?

Le 16 septembre 2010

La fameuse Une du Sun du mois de mai 1982, à propos du naufrage du croiseur "General Belgrano", qui dit simplement "GOTCHA!" n'aurait aucune pertinence pour les moteurs de recherche aujourd'hui.

Pour un journal, une chaîne de télévision ou un magazine en ligne le but ultime est : l’audience. Combien de personnes ont regardés notre Une aujourd’hui ? Combien de personnes ont lu cet article ? Être vu, toujours être vu…

Avec près de 200 millions de sites, c’est un océan dans lequel même une marque reconnue peut vite sombrer.

Puis est arrivé un remède miracle qui promettait de résoudre ce problème presque instantanément. Avec quelques pincées de mots-clés et une poignée d’hyperliens, le SEO (Search Engine Optimisation / Optimisation pour les moteurs de recherche) peut booster votre référencement dans Google et vous offrir le fameux sésame : le trafic.

Aujourd’hui presque tous les éditeurs en ligne utilisent le SEO d’une manière ou d’une autre, que cela soit chez les blogueurs, comme c’est mon cas, en installant un plug-in pour Wordpress, ou bien dans les entreprises de presse en créant un poste spécifique pour superviser la stratégie SEO.

Le SEO est donc un outil important pour les éditeurs web, mais à quel coût ?

Pour que le SEO fonctionne

Le SEO fonctionne en mettant l’accent sur les mots-clés à partir d’un article donné pour que l’on puisse aisément faire des recherches sur ces mots, ou encore, aujourd’hui, à manipuler certains mots dont l’éditeur pense qu’ils seront les plus recherchés sur Google.

Selon Mélissa Campbell, une consultante SEO pour Distilled à Londres, cela peut se faire de différente manières. Elle précise:

Le principal pour les moteurs de recherche, ce qu’ils regardent le plus sont les titres (le texte qui apparait en haut du navigateur lorsque vous consultez une page), les méta-descriptions de la page… et le plan du site (qui explique aux robots comment parcourir les pages

Les journalistes et les correcteurs peuvent donc mettre certains des mots-clés dans le titre d’un article, les sous-titres et dans les premiers paragraphes du texte. Ils peuvent même charger l’article de mot-clés et en insérer dans toutes les images qui l’accompagnent.

Cela conduit à craindre que les organismes de presse manipulent leur contenu afin d’obtenir un meilleur référencement dans Google. En d’autres mots: écrire pour Google et non pour le lecteur.

Prenons les gros titres d’un article. Disons que vous avez un nombre de caractères limités pour écrire ce titre en ligne – le site de BBC News, par exemple, a la place pour 55 caractères – et dans cette limite vous devez créer un titre qui introduit le sujet mais qui respecte aussi les règle sur SEO.

C’est un challenge supplémentaire pour les correcteurs au-delà de simplement attirer le lecteur. Mais cela va plus loin, jusqu’au contenu même de l’article. Un post sur Social Media Today l’an dernier résume le problème :

Avec un journal papier, vous parcourez les pages et jetez un oeil à tous les titres. Sur internet, vous cherchez des histoires qui vous intéressent. Le titre que vous voyez en tournant les pages n’a rien à voir avec ce que vous pourrez rentrer comme recherche dans Google Actualités.

Le SEO a changé les articles et de manière plus générale l’écriture journalistique sur d’autres points, en particulier en ce qui concerne l’utilisation des “kickers”: ces mots clés qui sont placés en début de titre et suivis du titre réel.

Lorsque l’information s’inscrit dans la durée, comme pour la récente marée noire dans le golfe du Mexique, certains journaux ont tendance à utiliser des “kickers” afin que leurs articles soient le mieux référencés.  Deux exemples simples: “BP Oil Spill: US orders new emergency plan as seepage detected” dans le Telegraph du 19 juillet et “BP Oil Spill: seepage not a threat to capped well” dans le Guardian du 20 juillet.

On retrouve donc les mots “BP oil spill” dans le titre et les mots-clés et ensuite le journaliste résume le contenu de l’article.

Murray Dick, conférencier à l’université anglaise de Brunel sur le journalisme multi-plateformes, amène de la profondeur dans la reflexion sur les effets du SEO sur le journalisme. Selon lui, l’utilisation des “kickers” pourrait être cloisonnante pour les internautes.

En recherchant ces “kickers”, on obtient des pages de résultats sur les moteurs de recherche qui ressemblent à ces lignes que les instituteurs faisaient recopier à leurs élèves en guise de punition. L’utilisation n’est donc pas forcément facilité et peut même générer de la frustration chez les internautes – et cela peut avoir des conséquences aussi bien chez les agrégateurs que les éditeurs des ces titres.

Surfer sur les recherches

Peut-être que la conséquence la plus importante de l’utilisation du SEO est dans le choix de l’actualité elle-même. Optimiser votre article est une chose, mais pourquoi ne pas directement écrire un article car vous savez que les gens feront une recherche sur son contenu?

Une présentation par les experts SEO de Tunheim Tunners sur comment les journaux devraient utiliser le SEO recommande de “surfer sur les recherches” en regardant quels sont les termes les plus recherchés et d’écrire des article là-dessus.

Par exemple, une recherche réccurente dans le site internet du Daily Mail anglais fais remonter pas moins de 479 articles avec la phrase “teen sex” dans leur contenu, dont “The Truth About Teen Sex” (avril 2005), “Will the teen “sex advisors” be silenced?” (juin 2003) et “Teen sex campaign backfires” (avril 2004).

D’un autre côté bien sûr, cela peut être vu comme simplement répondant à ce que les internautes souhaitent lire, ce qui est dans l’esprit de nombreux éditeurs de journaux populistes. Quel mal y a-t-il à cela?

La fin des jeux de mots

Bien sûr, on sait depuis longtemps que le SEO signe la fin de cette bien aimée convention journalistique : le titre créatif, inventif. Les jeux de mots de fonctionne pas avec le SEO car Google n’a pas de sens de l’humour, et ne comprendrait pas ce dont il est question dans l’article. La fameuse Une du Sun du mois de mai 1982, à propos du naufrage du croiseur “General Belgrano”, qui dit simplement “GOTCHA!” n’aurait aucune pertinence pour les moteurs de recherche aujourd’hui.

Voici donc notre affaire: y a-t-il un danger pour que les journalistes se mettent plus à écrire pour Google plutôt que pour des êtres humains ? Est-ce dommageable pour le lecteur? Pour Murray Dick, selon ses propres recherche, cela pourrait avoir de l’importance :

Les éditeurs qui commandent des articles pour suivre au mieux les tendances du web sans prêter attention à leur ligne éditoriale d’origine risquent d’éroder leur public de base et de diminuer la confiance qui est placée dans leur marque. De la même façon, les journalistes qui écrivent des papiers avec comme objectif premier d’être haut placé dans les recherches frustrent inévitablement leurs lecteurs avec des mots-clés maladroits – et risquent d’envoyer de mauvaises références aux moteurs de recherche.

La consultante SEO de Distilled Melissa Campbell est moins préoccupée.

Le résultat de tout cela pour les journalistes est qu’Internet redevient à nouveau de plus en plus interpersonnel (comme l’étaient les forums à l’origine) et donc très bientôt, vous écrirez simplement pour des gens, ce qui veut dire que vous pourrez retrouver plus de créativité avec les titres des articles. Bien que malheureusement, je pense que les jeux de mots dans les titres sont passés de mode.

Une approche humaine

Tout le monde n’écrit pas pour satisfaire un algorithme de recherche.

Le magazine Slate aux États-Unis défie les conventions sur de nombreux points, il semble passer outre certaines grandes règles de l’édition en ligne.

Premièrement, plutôt que d’utiliser Google pour avoir le plus de lecteurs possible, Slate veut simplement les “bons” lecteurs. L’éditeur David Plotz racontait en juillet au Nieman Lab de l’université d’Harvard :

Notre boulot n’est pas nécessairement de faire de Slate un magazine avec 100 millions de lecteurs… C’est d’être sûr d’avoir 2 millions ou 5 millions ou 8 millions de “bons” lecteurs – les plus intelligents, les plus engagés, les plus influents, les plus habitués au médias. C’est plus attractif pour les annonceurs.

En d’autres termes, ils sont sélectifs en ce qui concerne ceux pour qui ils écrivent – moins de lecteurs est meilleur, selon la théorie, à condition que ce soient les bons lecteurs

Pour ce faire, Slate a choisi de laisser ses auteurs continuer leur propres projets, y compris un article en longueur sur la chirurgie dentaire aux États-Unis. Il semblerait que cela produise des effets  que le SEO ne peut pas produire seul. Nieman affirme que les articles en longueur écrits par des auteurs passionnés ont fait plus de 3 millions de pages vues chacun.

Deux approches très différentes

Il existe donc deux approches très différentes pour obtenir ce bien le plus précieux en ligne : le trafic. Je soupçonne que la solution soit à mi-chemin entre le SEO et le journalisme de haute qualité conduit par la passion. Mais il y a un avertissement malgré tout : aussi attirante que soit l’optimisation des recherches, les journalistes doivent veiller à ne jamais négliger le lecteur pour satisfaire les robots.

Crédits photo cc FlickR mfophotos, bigcityal, Search Engine People Blog.

Article initialement publié sur OWNI.eu

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