Lettre à Laurence

Le 14 novembre 2010

Dans cette lettre à une jeune enseignante en dépression, Olivier Ertzscheid s'attaque aux racines du mal de l'éducation nationale: mépris de l'humain et doctrine managériale. L'occasion de revenir sur l'état de notre système éducatif.

Elle s’appelle Laurence. Comme 16 000 autres enseignants, elle est la génération “master”. Elle s’est retrouvée en septembre devant une classe pour faire cours. Et elle n’y est pas arrivé. On ne le lui avait tout simplement pas appris. Depuis elle est sous anxiolytiques. Des histoires comme celle de Laurence, des histoires de jeunes profs en dépression après quelques semaines d’enseignement, il y en avait déjà plein, bien avant la réforme de la masterisation. Et puis, il n’y a pas que des Laurence dans la vie. Il y a aussi des Claire, Claire qui n’est pas tombée dans un lycée difficile, qui n’est pas en face d’enfants difficiles, qui, pour différentes raisons, a peut être plus de facilités que Laurence avec la gestion d’un groupe, avec la discipline, avec le rapport aux autres. Bien sûr qu’enseigner est un métier qui s’apprend. Mais l’on sait également que chacun fera des choses différentes de l’enseignement reçu, en fonction de ses capacités personnelles, de son milieu social et culturel, des classes et des élèves en face desquels il finira par se retrouver. Oui mais voilà.

Laurence a reçu une lettre. Une lettre de l’inspecteur d’académie. Dans sa lettre l’inspecteur lui écrit:

Laurence, si vous ne vous sentez pas capable de faire ce métier, il faut démissionner.

C’est vrai quoi, les places sont chères, et il y a sûrement plein de Claire qui attendent un poste. Dans sa lettre l’inspecteur lui écrit aussi :

Laurence, les elèves ont le droit d’avoir devant eux des enseignants compétents.

C’est vrai quoi, surtout quand il s’agit d’élèves difficiles.

Oui mais voilà. Laurence, elle avait envie et tout aussi certainement besoin de faire ce métier. Apprendre le programme d’histoire ou de mathématiques ou de français, ça Laurence y est très bien arrivée. C’est une partie du métier qu’elle avait choisi. Mais apprendre comment on fait passer un programme d’histoire, de mathématiques ou de français à une classe de 32 élèves de 13 ou 14 ans, ça, on ne le lui apprend plus à Laurence. On la met devant les élèves, on lui colle un “tuteur” enseignant  – qui n’est souvent même pas dans le même lycée ou collège qu’elle – et on lui dit débrouille-toi Laurence.

Messieurs.

–Monsieur l’inspecteur d’académie dont je ne connais pas le nom,
–Monsieur Luc Châtel, ministre du management national et de l’éradication nationale des psychologues scolaires**,
–Monsieur Xavier Darcos, ancien ministre de l’éradication nationale de la formation des enseignants,

Vous avez tous les trois des métiers qui doivent certains jours vous paraître aussi difficiles que celui de Laurence. J’ignore si vous êtes ou si vous avez été sous anxiolytique. Que vous portiez tous les trois l’écrasante responsabilité de l’effondrement programmé d’un système, celui de l’instruction publique, passe encore. Que vous ou votre mentor, vous réclamiez régulièrement de l’héritage de Jaurès ou de Jules Ferry, passe encore. Vous pouvez “jouir pleinement de la supériorité reconnue que les chiens vivants ont sur les lions morts” (Jean-Paul Sartre). Après tout, vous êtes nommés ministres ou inspecteur, vous êtes convaincus que le secteur privé peut assurer des missions qui incombaient jusqu’ici aux services publics, dans l’éducation comme ailleurs, et vous mettez en oeuvre le programme permettant de faire aboutir vos idées. Donc acte. “C’est le jeu”. Mais la lettre que vous venez tous les trois d’envoyer à Laurence signe la fin de la partie.

Avec cette lettre cesse le jeu et commence l’indéfendable. Supprimer la formation des maîtres, placer ces nouveaux maîtres “dans des classes”, attendre que certains d’entre eux s’effondrent, et leur signifier par courier hiérarchique que “les élèves ont le droit d’avoir devant eux des enseignants compétents” et que le cas échéant ils feraient mieux “de démissionner”, est une stratégie managériale ayant effectivement déjà fait ses preuves, et dont l’avantage est de révéler à ceux qui l’ignoreraient encore l’étymologie du mot “cynisme”. Comme des chiens. Vous avez, “messieurs qu’on nomme grands”, merveilleusement contribué à l’enrichissement de l’horizon sémantique du cynisme : ce qui était au départ le seul mépris des convenances sociales, désignera désormais également le total et absolu mépris de l’humain.

Un nouveau cynisme dont l’alpha et l’oméga est constitué de la seule doctrine managériale. Une machinerie implacable, chez France Télécom comme dans l’éducation nationale désormais, qui fabrique des Laurence dans le seul but de les broyer, pour s’économiser l’annonce d’un énième plan social, pour accélérer encore un peu le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite.

Vous avez, messieurs, parfaitement raison sur un point : les élèves ont le droit d’avoir devant eux des enseignants compétents. Mais vous avez patiemment, minutieusement, laborieusement transformé l’école de la république en un immense tube digestif. Une machine à bouffer de l’humain.

D’un tube digestif il ne peut sortir que de la merde. C’est pas du management, c’est de la biologie.

J’ai souvenir d’une école de la république d’où sortaient des citoyens.

Article initialement publié sur Affordance.info

Illustration CC FlickR par …::: Antman :::…

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