Apple et la presse: les liaisons dangereuses

Le 21 février 2011

Apple a présenté ses nouvelles règles concernant les abonnements iPhone et iPad pour la presse. Les éditeurs qui voyaient en l'iPad leur sauveur sont maintenant désabusés.

Depuis une semaine, les publishers (comme on les appelle outre-atlantique) sont en colère. Apple a présenté ses nouvelles règles concernant les abonnements “in app” (pris via les applications iPhone et iPad) pour la presse. La firme, qui détient plus de 90% des tablettes, prendra 30% sur la vente de contenus à l’unité et sur les abonnements, tout en interdisant aux médias de renvoyer leurs lecteurs vers des abonnements hors application. En Europe, ce sera même 39% (afin de prendre en compte la TVA bruxelloise, explique Frédéric Filloux).

On pourrait arguer qu’Apple joue simplement le rôle d’un distributeur et reste moins cher que le vieux modèle de distribution de la presse papier. Sauf que dans le print, rappelle James McQuivey sur PaidContent, les marges sont beaucoup plus faibles sur l’ensemble de la chaîne de distribution. Fabriquer le support papier, le distribuer, tout ça coûte de l’argent, des camions, de l’encre… et des arbres. Ce qui n’est pas le cas sur mobile et tablette : ce qui coûte de l’argent, c’est la création et l’édition de contenus. La distribution, elle, est quasiment gratuite.

Plus difficilement acceptable, à mon sens : Apple conserve la relation client. C’est à dire que l’abonné passera un contrat avec Apple, pas l’éditeur, qui n’aura pas accès à sa base de données d’abonnés.

Apple profite donc de la faiblesse des éditeurs sur le digital, incapables aujourd’hui de soutenir durablement un modèle de production qui reste encore très cher (mais produire de l’information de qualité coûte cher, rappelle Frédéric Filloux, même si l’on pourrait encore largement améliorer les process), et de son quasi monopole sur la distribution mobile.

Difficile de reprocher à Apple de fixer ses règles. C’est son droit. Mais on est aussi en droit de s’interroger sur la fiabilité du modèle.

Certes, le monopole pourrait ne pas durer. Google a proposé la même semaine son système de paiement in-app : Google Pass Media. 10% de commission, un accès aux données clients (mais Google ne précise pas lesquelles), et la liberté de fixer son prix. Problème : Google n’est pas une alternative. Juste une autre plateforme, même si le nombre de mobiles Android devrait dépasser celui des devices Apple prochainement. Les éditeurs ont besoin d’être présents sur les deux. De plus, les chiffres montrent que les utilisateurs d’Android sont moins enclins à payer que ceux d’Apple. Question de culture…

On se demande d’ailleurs si la proposition de Google doit être considérée comme une vraie stratégie économique ou comme une simple opération de communication auprès des éditeurs, historiquement fâchés avec le moteur de recherche.

Car pour l’instant, de quoi parle-t-on vraiment ? Si tout le monde semble vouloir croire au modèle du payant sur mobile et tablettes, les chiffres ne suivent pas. L’immense majorité des utilisateurs se déclare encore hostile au fait de payer pour accéder à du contenu d’information. Et les ventes de magazines in-app ne décollent pas.

Certes, dans ce nouvel univers digital, le désert du gratuit n’est pas impossible à irriguer avec un peu de payant. Mais c’est encore extrêmement difficile. Il faudra avancer par petites touches. Aujourd’hui, pour espérer séduire avec un modèle payant, il faut : 1) soit des prix très bas, soutenus par la publicité (le modèle de The Daily sur iPad), ce qui réduit encore les marges. Il faut aussi que le contenu soit facilement téléchargeable (aujourd’hui, c’est un enfer) ! 2) Soit un modèle freemium, avec un prix plus conséquent donc, mais associé à des services plus qu’à la délivrance de contenus. Il serait payé par une minorité de lecteurs qui soutiendrait le modèle, ou viendrait en complément de la pub et d’autres services. Ce qui ne veut pas dire que le modèle est viable. Juste qu’il pourrait séduire une minorité de lecteurs. On évoque l’explosion des tablettes dans les années à venir. Mais rien ne dit que les futurs possesseurs auront le même pouvoir d’achat que les early adopters de 2010…

Pour l’heure, Apple est donc en train d’installer un barrage sur un ruisseau. Et les éditeurs hurlent parce qu’ils voient là s’effriter un modèle qui a déjà du mal à tenir ses promesses. En asséchant les marges d’éditeurs déjà étranglés au lieu de jouer sur la sienne, Apple prend le risque de tuer le modèle dans l’œuf.

Reste la solution du HTML5 : ce nouveau langage permet de créer de l’applicatif sans passer par une application. En accédant simplement à la page web du média via le navigateur du mobile ou de la tablette, on peut vivre une expérience similaire à celle proposée par les applications. C’est ce que fait déjà Google sur iPhone et iPad. Le problème, c’est que l’AppStore reste encore un formidable moyen de diffuser son média. Il est d’ailleurs assez proche du modèle de distribution du papier (livres et presse), que les éditeurs connaissent bien. Comment promouvoir sa page web sur mobile ?

On pourrait imaginer créer des applications qui seraient de simples navigateurs HTML5, afin de continuer à promouvoir son média sur l’AppStore, mais pas sûr qu’Apple accepte ce détournement.

Et si tout le monde choisit la voie du HTML5, l’encombrement suscité ouvrira une nouvelle voie royale aux agrégateurs sur mobiles et tablettes. Et redonnera sans doute de la force au modèle de l’Appstore.

La presse écrite n’est pas encore sortie de l’auberge…

>> Article publié initialement sur la Social Newsroom

>> Photos FlickR CC : Brendan Lynch, Ben Dodson

>> Retrouvez aussi l’article Les Kiosques numériques sont-ils le problème ou la solution de la presse en ligne?

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés