L’Internet civilisé selon Sarkozy

Le 23 mai 2011

Nicolas Sarkozy ne veut pas "civiliser" l'Internet, il veut le "coloniser". Non content d'avoir fait des cyberdissidents des persona non grata, son projet s'inspire directement du programme de censure et de filtrage de l'internet chinois.

Internet s’est développé de façon tellement forte qu’on ne peut plus l’arrêter; et on peut considérer que toute population qui est soumise à la connaissance va plutôt aller vers la démocratie que vers le totalitarisme.
Daniel Ichbiah, dans l’un des tous premiers reportages TV consacré à l’Internet, en 1995.

Le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.
Ils ont cru qu’ils étaient supérieurs, qu’ils étaient plus avancés, qu’ils étaient le progrès, qu’ils étaient la civilisation.
Ils ont eu tort.
Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur sa conception de l’Afrique et de son développement, à Dakar le 26 juillet 2007.

La révélation, par Frédéric Martel sur Marianne2.fr, que Nicolas Sarkozy avait empêché Bernard Kouchner d’organiser une conférence internationale sur la liberté d’expression sur Internet, montre bien à quel point le président de la République cherche moins à “civiliser” l’Internet qu’à le “coloniser“, avec tout ce que cela peut signifier en terme d’atteintes aux libertés, de discriminations, et de violences institutionnelles :

Alors que Kouchner évoquait les « cyberdissidents », Nicolas Sarkozy répond en termes de « cybercriminalité ». Kouchner met en avant la « liberté de la presse », le président craint, lui, les « zones de non-droit », propose de « bâtir un Internet civilisé, respectueux des droits de tous ». Le ministre militait pour défendre les « droits de l’homme » et un Internet « ouvert », Sarkozy lui répond que cette conférence doit être « l’occasion de promouvoir les initiatives de régulation, en particulier la loi Hadopi ». Sarkozy choisit un Internet fermé !

De fait, “l’Elysée ne veut pas entendre parler de cyberdissidence, ni de liberté d’expression, il veut du « contrôle »“, ce pour quoi “les cyberdissidents deviennent définitivement persona non grata au e-G8“.

Cette décision, émanant du président de la “patrie des droits de l’homme“, est politiquement scandaleuse. D’un point de vue diplomatique, elle révèle le décalage total qui sépare l’Elysée de ce qui se passe sur l’Internet : non content de mettre son véto au projet de Bernard Kouchner, Nicolas Sarkozy l’a remplacé par Michèle Alliot-Marie, qui, plutôt que d’aider les cyberdissidents de Tunisie, s’est empressée de proposer d’aider les policiers de Ben Ali… En terme de politique étrangère, un véritable fiasco.

e-G8 : tu la sens, ma civilisation ?

De fait, le mot d’accueil de Nicolas Sarkozy, qui vient d’être mis en ligne à la veille de l’ouverture de l’e-G8, et donc trois jours après les révélations de Marianne2.fr, opère un revirement à 180° :

En quelques années, Internet a permis de réaliser l’ambition des philosophes des Lumières en rendant le savoir disponible accessible au plus grand nombre. Internet a aussi renforcé la démocratie et les droits de l’Homme en amenant les États à être plus transparents sur leur fonctionnement voire, dans certains pays, en permettant aux peuples opprimés de faire entendre leur voix et d’agir collectivement au nom de la liberté.

Il suffit pourtant de relire l’anthologie, compilée par Marc Rees de PCInpact, des propos tenus depuis 2007 par Nicolas Sarkozy et ses petits soldats de l’”internet civilisé” (Christine Albanel, Frédéric Mitterrand, la présidente de l’HADOPI Marie François Marais, Muriel Marland-Militello et Franck Riester) pour s’apercevoir que ce revirement doit probablement bien plus aux révélations de Martel qu’à une véritable prise de conscience (placez votre souris sur les images afin d’afficher les propos associés pour mieux profiter de la visualisation qu’OWNI avait réalisé de cette anthologie) :

Il suffit également de regarder la carte des Internets européens qu’OWNI publiera à l’occasion de l’e-G8 pour mesurer à quel point la France a bien mérité d’être placée, cette année, “sous surveillance” dans le listing des “ennemis de l’Internet” établi par Reporters sans frontières (RSF).

Un “Internet civilisé” inspiré par la censure chinoise

Non content d’abandonner les cyberdissidents aux bons soins de leurs dictateurs, et de placer la France en tête des pays qui restreignent les libertés sur l’Internet, Nicolas Sarkozy a donc repris à son compte la notion d’”internet civilisé” introduite par la République populaire de Chine en 2006 afin de justifier sa Grande e-muraille de Chine, créée pour surveiller, filtrer et censurer l’Internet chinois.

La campagne “Que soufflent les vents de l’Internet civilisé” (“Let the Winds of a Civilized Internet Blow“) avait alors été lancée, raconte le New York Times, dans le cadre d’une campagne plus vaste de “moralisation socialiste” afin de renforcer le contrôle politique et social de la Toile, et d’obliger les fournisseurs de services et contenus à nettoyer leurs serveurs des contenus “offensants“, allant de la pornographie aux critiques politiques ou propos dissidents.

Au-delà de ce rapprochement, pour le moins curieux, entre les intérêts “moraux” du parti communiste chinois et ceux défendus par Nicolas Sarkozy, l’utilisation même de l’expression “Internet civilisé” souligne bien à quel point, pour ceux qui l’exploitent, le Net tel qu’il existe depuis au moins 15 ans maintenant, relèverait, sinon de la barbarie, tout du moins d’un espace qu’il conviendrait de “coloniser“.

Cette vision anxiogène avait opportunément été pointée du doigt, en 2009, par Nathalie Kosciusko-Morizet, qui avait déclaré :

C’est bizarre : à en croire certains médias, sur Twitter & Facebook, il y a plein de résistants en Iran, mais que des pédophiles et des nazis par ici.

Une approche qui ne date pas d’hier, comme en témoigne cette compilation de reportages diffusés à la fin des années 90 par la télévision française et selon lesquels le Net serait un repère truffé de pédophiles, de nazis, de pirates, de terroristes aussi :

La boucle est bouclée : de même qu’il fallait “coloniser” “civiliser” les barbares indigènes afin de leur imposer la religion chrétienne, et de s’accaparer leurs richesses économiques, tout en leur conférant un statut de sous-citoyens dotés de moins de droits que ceux accordés aux colonisateurs, il conviendrait aujourd’hui de “coloniser” “civiliser” les internautes, au prétexte qu’ils ne respecteraient pas le droit d’auteur, et que leurs libertés feraient la part belle aux représentants de la lie de l’humanité…

70 CEO vs 10 ONG

Dans son mot d’accueil, Nicolas Sarkozy vante également la “dynamique multipartite et le rôle moteur joué par le secteur privé et la société civile” sur l’Internet, ce qui l’a “convaincu de convier à Paris les principales parties prenantes de l’écosystème“. La consultation de la liste des intervenants donne la mesure de cette “concertation nouvelle qui reconnaisse la légitimité et la responsabilité des acteurs concernés“. On y dénombre en effet :

  • plus de 70 “CEO” et autres représentants des acteurs industriels et économiques (dont Mark Zuckerberg, Eric Schmidt, Alain Minc, Xavier Niel (actionnaire de 22Mars, éditeur d’OWNI, NDLR), Pascal Nègre ou encore le magnat de la presse Rupert Murdoch, qui viendra parler de… “la prochaine frontière numérique : l’éducation“),
  • une dizaine de journalistes (souvent présents en tant que modérateurs),
  • une petite dizaine d’universitaires ou représentants d’ONG (dont Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia, le professeur de droit Lawrence Lessig -auteur des Creative Commons-, John Perry Barlow, co-fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, et auteur de la déclaration d’indépendance du cyberespace, Jean-François Julliard de RSF ou encore Mitchell Baker, présidente de la Mozilla Foundation),
  • et 8 représentants de gouvernements (dont Eric Besson, Frédéric Mitterrand et Neelie Kroes, en charge du numérique à la Commission européenne).

Plusieurs campagnes et pétitions ont ainsi été lancées, ces dernières semaines, pour déplorer cette conception toute particulière de l’”écosystème” du numérique, le peu de cas fait de la société civile (70 entreprises privées d’un coté, 10 ONG de l’autre).

La Coalition pour la Gouvernance d’Internet, qui réunit de nombreux pionniers de la gouvernance de l’internet, a ainsi publié une lettre ouverte (en français) où elle se dit “très inquiète de la façon dont le e-G8 Forum est organisé car il ne tient pas compte des bonnes pratiques actuelles en matière de politique publique (et) jette aussi par-dessus bord le principe de participation multipartite qui s’est développé à l’échelle mondiale, particulièrement dans le secteur de la gouvernance d’Internet” :

Les grandes entreprises exercent déjà une influence disproportionnée sur les processus de politique publique. Que des gouvernements valident une conférence spécifique avec des leaders et des fonctionnaires de haut niveau pour planifier l’ordre du jour mondial concernant les politiques relatives à l’Internet est inapproprié.

De son côté, Access, une ONG internationale de défense des libertés sur le Net, vient de lancer une pétition pour appeler le G8 à protéger le Net :

Nous vous exhortons à vous engager publiquement à mener des politiques axées sur les citoyens et visant par exemple à élargir l’accès internet pour tous, à combattre la censure et la surveillance numériques, à limiter la responsabilité des intermédiaires techniques, et à respecter les principes de la neutralité du Net.

Enfin, la Quadrature du Net a, avec d’autres ONG de défense des libertés, lancé g8internet.com afin d’y lancer un “Appel à la résistance créative” :

Internet est l’endroit où nous nous rencontrons, communiquons, créons, nous éduquons et nous organisons. Cependant, alors que nous sommes à un tournant dans la jeune histoire du Net, il pourrait tout aussi bien devenir un outil essentiel pour améliorer nos sociétés, la culture et la connaissance qu’un outil totalitaire de surveillance et de contrôle.

Pour les signataires, l’extinction du Net égyptien, la réaction du gouvernement américain à WikiLeaks, l’adoption de mécanismes de blocage de sites web en Europe, ou encore les projets de « boutons d’arrêt d’urgence » sont “autant de menaces majeures pesant sur notre liberté d’expression et de communication (qui) proviennent d’industries et de politiciens, dérangés par l’avènement d’Internet” :

En tant qu’hôte du G8, le président Nicolas Sarkozy veut renforcer le contrôle centralisé d’Internet. Il a convié les dirigeants du monde à un sommet visant à œuvrer pour un « Internet civilisé », un concept qu’il a emprunté au gouvernement chinois. Par le biais de peurs telles que le « cyber-terrorisme », leur objectif est de généraliser des règles d’exception afin d’établir la censure et le contrôle, attaquant ainsi la liberté d’expression et d’autres libertés fondamentales.

Un bon coup de karcher pub

Une chose est de diaboliser l’Internet, et d’attenter aux libertés des internautes, une autre est de casser le thermomètre qui avait été créé pour accompagner la montée en puissance de l’Internet, répondre aux questions que cela pouvait poser, mettre autour d’une même table acteurs économiques, politiques et représentants de la société civile, et qui avait permis, ces dix dernières années, de montrer que le Net n’est pas cet “espace de non-droit” qui mériterait d’être “civilisé“.

Dans l’article qu’ils avaient consacré à l’”Internet civilisé“, Laurent Checola et Damien Leloup, du Monde.fr, avaient ainsi relevé cette phrase pleine de sous-entendus :

Nous allons mettre sur la table une question centrale, celle de l’Internet civilisé, je ne dis pas de l’internet régulé, je dis de l’internet civilisé.

De fait, depuis les années 90, de nombreuses conférences internationales cherchent à réguler l’Internet. C’est même ce pour quoi avait été créé le Forum des droits sur l’internet (FDI), à qui Nicolas Sarkozy a opportunément décidé de couper les subsides en décembre dernier, provoquant sa “dissolution anticipée“.

La mission du FDI était en effet précisément de “mieux comprendre les enjeux du monde en réseau, identifier ses problématiques et y répondre efficacement“, et sa composition, en deux collèges (acteurs économiques et utilisateurs), avait permis une véritable concertation entre les entreprises, les pouvoirs publics et les associations représentant la société civile.

La page consacrée à ses valeurs montre à quel point l’Internet n’y était pas perçu comme un espace anxiogène, qu’il conviendrait donc de “civiliser” :

La sphère virtuelle n’est pas un monde à part : le droit et les principes fondamentaux de la sphère réelle s’y appliquent, bien que certaines problématiques soient spécifiques à l’internet. Ces principes communs résultent de l’héritage démocratique français et européen et ils assurent le respect et l’équilibre entre des libertés fondamentales : liberté d’expression, vie privée, protection de l’enfant, protection du consommateur, dignité humaine… Les défendre au niveau mondial est une nécessité.

Le monde en réseau ne saurait se limiter à un espace marchand : le développement du commerce électronique et du paiement des services sur les réseaux ne doit pas occulter l’innovation majeure que représente l’internet, celle qui permet à chacun d’entre nous de s’exprimer et de communiquer librement partout dans le monde.

Juste après avoir détruit le FDI, Nicolas Sarkozy a inauguré un “Conseil National du Numérique” (CNN), afin de draguer le numérique et où ne figure, là non plus, aucun représentant de la société civile, mais que des chefs ou représentants d’entreprises privées… Nicolas Voisin (Ndlr, fondateur d’OWNI), pense qu’il est possible de hacker le CNN de l’intérieur, et d’y faire valoir les libertés des internautes.

On attend avec impatience ce qu’en diront les participants à cet e-G8. Le modérateur de l’atelier consacré aux “nouveaux outils pour la liberté“, Olivier Fleurot, le seul Français à avoir dirigé le Financial Times (où il avait brillé en évinçant le directeur de la rédaction qu’il accusait d’être “gratuitement agressif à l’égard de la City“), est le président de l’association européenne des agences de communication (EACA), et a été choisi par Maurice Lévy (le PDG de Publicis, organisateur de l’e-G8), pour faire passer l’agence de pub au mode 2.0, et “accompagner les transferts de budget des médias traditionnels vers le Net et le téléphone mobile“. Tout un programme.


Illustration de tête CC loppsilol.

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