Il faut sauver Wikipedia

Le nombre de contributeurs de Wikipedia diminue. Syndrome des experts que l'encyclopédie en ligne voulait éviter et faible adaptation aux nouvelles exigences du web expliquent en partie ce déclin, analyse Cédric Le Merrer.

D’abord les chiffres : jusqu’à 90 000 en 2010, les contributeurs actifs n’étaient que 82 000 en juin dernier. Beaucoup sont persuadés que la chute du nombre de contributeurs n’est qu’un phénomène naturel : l’encyclopédie serait complète et surtout  Wikipedia reflètant les centres d’intérêt de son contributeur moyen, “un geek masculin de 26 ans” selon son fondateur Jimmy Wales, l’encyclopédie manque fatalement de points de vue féminins et non occidentaux.

Mais cette baisse somme toute assez limitée cache un phénomène plus alarmiste : Wikipedia ne correspond plus aux usages en vogue aujourd’hui sur le web, après avoir été pourtant le symbole le plus évident du web 2.0. Reposant sur des outils de programmation dynamique, facile à modifier sans savoir programmer, Wikipedia était avant tout ce qu’en font ses usagers. Que s’est-il passé ?

Symbole des mutations de l’époque, Wikipedia reflète aussi les aspirations libertaires de son fondateur. Jimmy Wales est un libertarien, un individualiste qui ne croit ni en la “société” ni en la légitimité d’aucun gouvernement. Le projet Wikipedia découle donc de cette idée que tout un chacun peut apporter ses connaissances. Un de ses mythes fondateurs sera celui de la mort de l’expert : tout le monde est un expert de sa propre expérience, nous sommes tous égaux devant la machine, il n’y a plus d’experts.  Wales est aussi un représentant de l’idéologie californienne, celle de Google et de la Silicon Valley, selon laquelle les ordinateurs permettraient d’organiser les interactions humaines pour le meilleur. Nous sommes tous égaux devant la machine.

Les nouveaux experts

Le problème, dans la pratique, c’est que la machine ne suffit pas à organiser toutes les contributions. Il a fallu instaurer des règles, des normes et des exceptions dont la liste ferait passer la Constitution européenne pour les règles du jeu de dames. Et même si les règles du jeu précisent bien que tous les contributeurs sont égaux qu’ils soient là depuis dix ans ou dix jours, les administrateurs sont les seuls à connaitre ces règles et leur pouvoir est fondé là dessus. Si vous pouvez toujours contester leurs décisions, il vous faudra faire l’effort d’en apprendre autant qu’eux et courir le risque de devenir comme eux.

Demandez à quiconque a tenté de contribuer en dilettante ces dernières années, et un problème typique d’internet émerge : la communauté bashe les noobs. Vous décidez de compléter la page Wikipedia de votre groupe punk préféré, et le lendemain toutes vos modifications sont annulées par un administrateur qui vous reproche d’avoir mis les noms propres en gras et les citations en italique. Tous ne sont pas comme ça, mais les témoignages de contributeurs découragés par une expérience semblable sont légion. Wikipedia n’a pas tué les experts, il en a créé de nouveaux, les experts de Wikipedia, et ils ne valent guère mieux. Le premier pas pour sauver Wikipedia serait de faire le ménage dans le règlement et dans les administrateurs, au risque de perdre encore plus de contributeurs dans un premier temps.

La conception nouvelle du web proposée par Wikipedia en 2001 est devenue la norme aujourd’hui : fournissez des outils, les internautes feront le travail. Un modèle qui fait sens pour Wikipedia, mais qui en fait encore plus pour des sites commerciaux qui font fortune sur ce travail gratuit. Proposer aux internautes de créer du contenu via des outils simples n’est plus l’exception mais la règle.

En 2001, modifier une page de Wikipedia en quatre ou cinq clics et en n’apprenant que quelques balises de mise en forme, c’était une révolution. Mais quand on est habitué aux commandes Ajax et au WISYWIG de sites plus récents, devoir passer par trois pages différentes pour apporter la moindre contribution à Wikipedia, c’est incroyablement fastidieux. Symbole du web 2.0, Wikipedia tombe en désuétude en même temps que le concept qu’il incarna le mieux – le terme web 2.0 lui même étant tombé en désuétude. On parle désormais de social media. D’un point de vue technologique, il y a peu de différence, mais à l’usage, il y en a une fondamentale : l’identité.

L’impossible personal branding des contributeurs

Le contributeur de Wikipedia ou l’utilisateur du moteur de recherche Google est un anonyme. On peut s’enregistrer sur Wikipedia, se choisir un pseudo, faire partie d’une communauté, mais au final les articles ne sont pas signés, puisqu’ils sont censés être l’oeuvre de la communauté plutôt que d’experts identifiés. Le web social, à l’opposé, repose entièrement sur les connexions entre des individus clairement identifiés, sur leur influence, sur leur égo, même. C’est pour ça qu’il est devenu l’outil préféré des experts de tout poil, ou du moins de ceux qui désirent être reconnus comme tels et pratiquer le personal branding.

Face à Wikipedia, il y a donc toute une armée de médias sociaux qui se battent pour notre attention et qui nous récompensent en flattant notre égo. Pourquoi contribuer anonymement (ou quasiment) à une encyclopédie ingrate quand on peut devenir “influent” sur Tumblr ou Twitter, qu’on peut s’imposer comme “storyteller” sur Pearltrees et Storify ou comme “curateur” sur Scoop.it et Paper.li ?

Pour se défendre, Wikipedia commence à adopter les armes de l’ennemi, principalement avec le bouton “Wikilove” qui permet de remercier un contributeur en lui envoyant une image, comme un like ou ou +1. Une mesure qui sent cependant le “trop peu, trop tard” face à tous les moyens développés par les social medias pour flatter nos égos. Il faudrait que Wikipedia en fasse beaucoup plus pour concurrencer les médias sociaux sur le terrain du personnal branding pour espérer les concurrencer, mais ça voudrait dire abandonner son idéal californien qui place la machine au coeur des interactions.

La guerre entre web 2.0 et social media fait rage, une guerre entre deux futurs, Terminator ou Big Brother, et ce dernier est en train de gagner. Si Wikipedia veut survivre, il faudra trouver une façon d’adapter son Terminator sans se transformer en Big Brother. Ca tombe bien, on avait envie d’aucun des deux.

Aujourd’hui, l’internaute moyen va utiliser la si respectable Wikipedia comme source principale de connaissance et ne prendra pas le temps de vérifier ce qu’il y lit. Si Wikipedia contredit ce qu’il sait, il changera plus probablement d’avis qu’il ne modifiera la page. Pour redevenir un site vibrant et excitant, Wikipedia pourrait mettre un coup de pied dans sa propre fourmilière en abandonnant le principe de “neutralité de point de vue” qui de toute façon est bien trop problématique.

Une des plus grandes richesses de Wikipedia, c’est l’accès qu’elle donne à travers les pages “discussions” aux débats internes constants sur sa construction. Plutôt que de les garder séparés du contenu, Wikipedia pourrait adopter un nouveau principe, celui de la “multiplicité des points de vue”, et rendre visible sur chaque page des versions différentes et plus colorées de ses articles. Au lecteur de faire le tri ensuite entre des points de vue exprimés avec conviction, plutôt qu’entre des versions émasculées par les disputes qui ont lieu derrière le rideau. Wikipedia pourrait vivre indéfiniment de l’animation apportée par ces disputes plutôt que de se scléroser dans une version molle de la réalité, et l’encyclopédie n’en serait que plus complète.


Crédits photo FlickR CC by-nc-sa leralle / by-nc-sa Ethan Hein / by-nc-sa Pete Prodoehl

Article initialement sur fluctuat.net sous le titre : “Comment sauver le soldat Wikipédia ?

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