La terreur dans le miroir

Le 5 octobre 2012

Ce n'est pas le terrorisme qui détruit les États et perturbe durablement l'équilibre d'une nation ; c'est le règne de l'antiterrorisme. Un règne qui s'étend de plus en plus à la France. Et qu'accroit, l'air de rien, le récent projet de loi du ministre de l'Intérieur Manuel Valls.

En France, l’agenda de plusieurs années d’antiterrorisme triomphant devrait suffire à convaincre les responsables politiques de sa perversion, pour peu qu’il soit feuilleté.

Mais ce devoir d’inventaire-là n’est pas convoqué. La force des habitudes sûrement. Et donc depuis mercredi Paris annonce plein de confiance un renforcement de son “dispositif antiterroriste” – déjà le plus draconien d’Europe – par l’entremise du projet de loi proposé par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls.

Depuis les lois de 1986 qui ont institué une justice d’exception pour sanctionner les crimes terroristes, jusqu’aux cinq dernières années au cours desquelles l’État a encouragé le développement d’une police secrète – la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – dotée de prérogatives et de moyens comme la France n’en avait pas accordé depuis 1945 à un service de sécurité intérieure, avec une belle régularité, le droit commun et des principes républicains ont été sommés de se tordre pour rendre l’antiterrorisme plus efficace.

Corses

Les rapports de la DCRI sur Anonymous

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Depuis un an, la DCRI enquête sur un collectif d'Anonymous dans le cadre d'une procédure ouverte au Tribunal de grande ...

Avec quels résultats. L’honnête citoyen a pu s’alarmer de cette calamiteuse procédure contre les militants d’extrême-gauche de Tarnac, un peu vandales – à la manière de ces syndicalistes abimant des voies ferrées pour marquer leur mécontentement – mais placés sous le coup des lois antiterroristes. Mêmes sentiments avec les procédures, plus récentes, contre des Anonymous. Sentiment qu’une justice d’exception dévisse.

Le même citoyen s’est montré incrédule, à raison, en découvrant ces missions hautement stratégiques menées par la DCRI consistant à identifier les sources des journalistes du Monde ou du Canard Enchaîné qui travaillaient sur des sujets agaçants aux yeux de l’Élysée.

Ou encore ces investigations financières révélant l’implication personnelle de Bernard Squarcini, patron de la DCRI, dans le fonctionnement du Wagram, un cercle de jeu parisien contrôlé par des criminels corses et connu pour sa capacité à dégager d’épaisses enveloppes de cash.

Quant au scandale Merah, il montre, au fil des semaines, l’ampleur des duplicités que s’autorise une telle police secrète qui sans craindre la confusion recrute ça et là, manipule tantôt autant qu’elle surveille parfois des personnalités susceptibles de verser dans la criminalité terroriste. Et avec une inquiétante régularité.

En décembre 2008 déjà, l’affaire Kamel Bouchentouf avait montré comment les agents de ce service secret incitaient des jeunes arabisants des cités à fréquenter des jihadistes, avant de les lâcher pour mieux ficeler par la suite des dossiers judiciaires les incriminant.

Cosmétique

Ce sombre tableau se voit parfois opposer un discours sur la notion de pertes et profits. Oublieux de la sentence de Benjamin Franklin – “Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre” – il tente de nous convaincre que l’efficacité de notre machinerie sécuritaire contre les “vrais” terroristes (supposant qu’il en existe des “faux”) compense les graves dérives des dernières années.

Réponses clés en main pour la DCRI

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L'instruction du dossier antiterroriste du physicien Adlène Hicheur n'a pas été clôturée mardi. Nouvelle pièce au ...

Mais même là, il est permis de douter. Le procès le 5 mai dernier du physicien Adlène Hicheur, présenté comme un gros poisson par les cadors de la DCRI, a pointé de nombreux dysfonctionnements et une instruction judiciaire très orientée.

Avec un bilan aussi dramatique, une réflexion distancée sur l’ensemble du dispositif antiterroriste paraissait s’imposer après l’alternance de la présidentielle. En lieu et place, nous devrons donc nous satisfaire d’un nouveau texte supposé permettre d’interpeller de dangereux ressortissants français qui s’illustreraient à l’étranger mais pas encore sur le sol national.

Cette loi permettra d’incriminer un garçon – comme Mohamed Merah – parti s’entraîner dans un camp en Afghanistan ou au Mali. Opération de cosmétique bon marché pour rassurer l’opinion. Puisque plusieurs procédures pénales ouvertes en France ont déjà permis de mettre en examen des individus au motif qu’ils avaient séjourné en Irak, près de la frontière syrienne ou en Afghanistan en compagnie de jihadistes notoires, grâce aux multiples possibilités offertes par notre justice d’exception. Ils s’appellent Rany Arnaud ou Peter Cherif.

Rany Arnaud a été mis en examen et incarcéré en France le 20 décembre 2008 sur la base de ses drôles de périples en Syrie et de ses messages favorables à la guerre sainte postés depuis l’étranger sur un site dit islamiste dont les serveurs sont également situés à l’étranger. Même Moez Garsallaoui, régulièrement présenté comme un responsable d’Al Qaïda évoluant entre le Pakistan et l’Afghanistan, pourrait être appréhendé sur la base des condamnations prises par des tribunaux en Belgique et en Suisse.

Le sociologue Dominique Linhardt, auteur de plusieurs travaux sur la violence politique et sur les épreuves qui marquent la vie des États, appartient à cette génération de chercheurs en sciences sociales qui se sont penchés sérieusement sur l’antiterrorisme, en tant qu’objet social.

Économie

Avec d’autres, depuis plus de dix ans, il étudie l’économie du soupçon, propre à la lutte antiterroriste. Par essence, dans un champ juridique qui accepte la justice d’exception, celle-ci suppose de sans cesse installer dans l’espace social des capteurs permettant de discriminer les honnêtes gens des terroristes, ceux-ci ayant pour caractéristique principale de se dissimuler au milieu des paisibles citoyens et d’évoluer parmi eux.

26 ans de lois antiterroristes

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Description en une infographie interactive de la mécanique antiterroriste française, mise en place en 1986 au lendemain ...

D’où la propension d’une telle démarche à multiplier les dispositifs de surveillance destinés à mettre au jour des menaces, coûte que coûte, puisque l’absence de menace identifiée, signifie que les terroristes sont partout.

Les dernières recherches de Linhardt portent notamment sur la manière dont les structures de l’État allemand ont réagi aux crimes de terrorisme perpétrés entre 1964 et 1982 (voir ici le pdf du compte-rendu de ses travaux). Le recul conféré par le temps et l’accès à des archives facilité par la fin de ces affaires permettent aujourd’hui, à travers le cas allemand, d’approfondir les réflexions sur ces enjeux. C’est-à-dire de réfléchir au-delà de l’émotion que suscite le terrorisme, telle que la provoquent, sciemment, les organisations criminelles ayant recours à ces tactiques terroristes.

Selon Linhardt, de manière évidente, la menace qu’exerce le terrorisme contre l’État “réside moins dans l’horizon d’une possible destruction [de l'État] que dans celui du sapement de sa légitimité”.

Le terrorisme ne devient une arme de guerre que si l’État et ses dirigeants le placent devant un miroir déformant, jusqu’à en transformer leur propre perception du réel, jusqu’à laisser se développer un sentiment de menace constant de nature à justifier autre chose qu’une société démocratique surveillée a minima. Le courage, c’est avancer quand on a peur.


Photo de Manuel Valls via la galerie flickr de fondapol [CC-BY-SA] remixée par Ophelia Noor pour Owni.

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